La première taverne que croise le joueur de Pillars of Eternity s’appelle le Black Hound. Impossible de la rater, elle constitue un point de passage obligé pour les aventuriers qui s’y arrêtent pour se reposer, acheter des provisions et recruter leurs premiers compagnons d’arme. Elle sent le dé à vingt faces, le donjon et les dragons, le grimoire de magicien et les histoires de trésor enseveli. Pour Josh Sawyer (voir notre entretien dans Games #6) elle symbolise une revanche : douze ans après la fermeture du studio Black Isle qui avait stoppé le net le développement de son Baldur’s Gate III : The Black Hound, le lead designer d’Obsidian peut enfin donner corps à sa vision d’un jeu de rôle d’heroic fantasy à l’ancienne.
Pillars of Eternity renoue avec le charme candide de l’Infinity Engine développé à la fin des années 1990 par BioWare : les décors, somptueux, sont comme peints sur l’écran. Les six héros que l’on dirige d’en haut traversent des plaines parsemées d’os de dragon, se promènent dans les ruelles interlopes d’une cité portuaire, explorent des cavernes baignées de lave. On est loin des immensités de Skyrim ou de Dragon Age : Inquisition. Comme autrefois, chaque lieu est une vignette de quelques écrans de large, et avant de sortir d’une zone, les vétérans reconnaîtront le fameux « You have to gather your party before venturing forth ». Les graphistes d’Obsidian ont repris les textures organiques de l’interface et jusqu’à la forme des curseurs de Baldur’s Gate.
L’impression de déjà-vu pourrait provoquer le malaise, mais le soin apporté à l’entreprise suscite plutôt une sensation de confort, l’impression de revenir à la maison. Les 77000 fans qui ont contribué au financement du jeu sont choyés, au risque pour Obsidian d’en faire un peu trop. On peut ainsi trouver malvenue les dizaines de personnages secondaires créés par les fans, dont on peut lire l’histoire, à peine retouchée par les scénaristes. Si l’on laisse de côté la polémique suscitée par les relents transphobiques d’un de ces récits, leur simple présence compromet l’unité esthétique du projet. Elle sort de l’univers créé par les développeurs, et renvoie vers une convention de jeu de rôles avec son fatras de clichés mal dégrossis.
Mais Pillars of Eternity vaut mieux que ça. Obsidian ne cherche pas seulement à flatter notre nostalgie par le biais d’une copie néo-classique. Fidèle aux principes du jeu de rôle à l’ancienne, Josh Sawyer s’efforce d’en moderniser les mécanismes, dans une logique de suite plutôt que de redite. Inspiré de Donjons & Dragons, les règles du jeu sont suffisamment originales pour éviter les accusations de plagiat. Les mois de bêta ont permis à l’équipe de prendre en compte les retours des joueurs, de polir les angles, et d’offrir des mécanismes ludiques adaptés aux exigences des joueurs contemporains. Sans renier un soupçon d’élitisme (une certaine obscurité de règles qu’il faudra étudier avant de les maîtriser), Pillars of Eternity s’applique à rendre la vie facile aux joueurs, qui retrouveront les Baldur’s Gate tels que leurs souvenirs les embellit, débarrassés des archaïsmes qui en ternissent le brillant.
Cela ne signifie pas, loin de là, que la prise en main soit immédiate. Les premières heures de jeu, alors que l’on découvre les mécanismes et que l’on ne possède qu’un arsenal limité, sont sans doute les plus ardues. Il faut bien avouer que les combats en temps réel de Pillars of Eternity sont parfois confus, à cause d’une vue en 2D qui a tendance à masquer l’action par le décor, et surtout d’une IA très limitée, qui gère fort mal le pathfinding, transformant certains affrontements en bousculade généralisée. La première tâche du joueur consiste à mettre de l’ordre dans ce chaos, en utilisant généreusement les options de pause automatique et de ralenti, et surtout en préparant la mêlée par un judicieux positionnement des guerriers en première ligne. La rapide multiplication des sorts et des compétences dans la première moitié du jeu a aussi de quoi intimider, et il faut avoir la patience d’en lire les descriptions et d’en comprendre les effets, que l’interface ne met pas toujours assez en valeur. Le jeu en vaut heureusement la chandelle, et au bout de quelques heures et de bien des échecs, on gagne progressivement en assurance et du chaos émerge un ballet parfois maladroit mais souvent réjouissant : le guerrier bloque les adversaires sur le pas d’une porte, tandis que le mage règle le compte à la menue piétaille à coups de boule de feu ou d’éclairs qui zigzaguent d’un mur à l’autre. Entre deux soins, le clerc lance un sort qui réduit l’armure d’un troll colossal, tandis que le voleur s’apprête à viser son point faible et que le barde assomme le prêtre adverse avant qu’il n’ait eu le temps de finir son incantation. Même si toutes les classes ne sont pas parfaitement équilibrées, Sawyer et son équipe nous offrent une impressionnante palette tactique, en nous laissant dessiner nos triomphes à notre guise. C’est l’essence du RPG, et depuis le fabuleux Icewind Dale – réalisé en 2000 par Black Isle Studio, dont est issu Obsidian – on n’avait pas vu mieux.
Cette liberté, le joueur est aussi supposé la retrouver dans sa manière d’influencer l’histoire, dans ses interactions avec l’univers du jeu. Pillars of Eternity utilise pour cela un système de réputation poussé, qui prend en compte non seulement nos relations avec les différentes factions du jeu, mais aussi le caractère de notre personnage principal. Sur le papier, c’est fabuleux, mais en pratique on est moins convaincu. Pour tout dire, Pillars of Eternity n’est pas un très bon jeu narratif. Certes, il ne manque pas d’atmosphère, avec ses décors magnifiques et sa musique épique à souhait. Certes, on apprécie une narration qui refuse de tomber dans les facilités de l’ironie, dans la fantasy pop façon World of Warcraft ou le n’importe quoi à la Divinity : Original Sin. Mais si cette gravité est un formidable vecteur de nostalgie, rappelant le sérieux de nos parties de jeu de rôle adolescentes, elle ne suffit pas pour autant à créer un monde. On sait qu’Obsidian possède le génie de transcender les licences qu’on lui confie, que ce soit en les retournant sur l’envers (Knights of the Old Republic II) ou en les faisant revenir à la source (Fallout : New Vegas). Pillars of Eternity peine à donner vie à son univers, à nous faire prendre pied dans sa fiction.
Le jeu est trop bavard, trop écrit, il raconte trop ce qu’il montre peu, au point qu’à moins d’être docteur en nerdologie, le joueur est perdu sous l’avalanche de noms, de cultes, de peuples… Toute une géographie imaginaire, une ethnologie merveilleuse nous tombent sur la tête sans prévenir. Passé un prologue efficace et resserré, le joueur est projeté dans une trame qui le dépasse et dans laquelle on peine à trouver sa place entre les malédictions et les machinations, les intrigues politico-commerciales et le retour de dieux morts. Submergé par une prose trop abondante pour être efficace, grasse d’images et de tics d’écriture, on finit par ne plus lire. Les quêtes s’enchaînent alors, décousues, sans autre logique que celle de l’aventure pour l’aventure : des personnages, qui ne nous connaissent pas, nous confient leurs secrets. D’autres attaquent, ils ont l’air énervés contre nous, allez savoir. Au bout de quelques heures, sans trop comprendre ce qui arrive, nous voici châtelains. Autant dire que la liberté de choix se résume trop souvent à prendre une option au petit bonheur. C’est peut-être la limite du RPG Kickstarter, et l’on comprend qu’Obsidian n’a pas le budget que nécessite la narration façon BioWare, mais on se dit tout de même qu’il aurait pu en être autrement si les enjeux avaient été plus resserrés.
Si l’on devait se prêter au petit jeu de la comparaison, on n’hésiterait pas à dire que Dragon Age : Origins (BioWare, 2009) demeure le meilleur héritier des Baldur’s Gate, dont il poursuit les ambitions mécaniques sans en perdre les qualités narratives. Mais Pillars of Eternity n’a pas pour autant à rougir. Malgré ses lacunes, il évoque comme rarement ce sentiment de conquête propre au jeu de rôles. Il pousse à aller plus loin, plus profond, pour percer le mystère que cache la pièce d’après, le niveau inférieur du donjon. On a beau ne pas savoir pourquoi on est là, à affronter les monstres, à sauver la ville et à récupérer le trésor, on n’y prend pas moins le plus vif plaisir, et l’envie de poursuivre l’aventure jusque tard dans la nuit n’en n’est pas moins brûlante.
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Pillars of Eternity
Obsidian Entertainment / Paradox Interactive
PC
2 Comments
Bien que n’ayant pas encore joué au jeu, cette analyse ne m’étonne pas du tout. Seule la comparaison entre Baldur’s Gate et Dragon Age Origins me chagrine un peu. Entendons-nous, j’ai adoré Baldur’s Gate et la liberté d’exploration qu’il laissait reste presque inégalée à ce jour. Par contre, BG tombait lui-même dans presque tous les travers décrits ici en ce qui concerne l’écriture. Honnêtement ça frôlait l’indigence. Dragon Age Origins fait partie pour moi des rares jeux vidéos dont l’écriture mérite des éloges. Oh, on est encore très très loin de la qualité de ce qu’on trouve dans le meilleur de la littérature fantasy, mais le ratio qualité / quantité est tellement loin au dessus de toute la concurrence qu’il est triste de le mettre au même niveau que Baldur’s Gate.
Texte ridicule. Le jeu est bien supérieur à Baldur’s Gate que beaucoup de gens ont d’ailleurs tendance à surestimer. Il tient d’ailleurs plus sur le plan de la narration d’un Fallout ou d’un Arcanum que d’un Baldur’s Gate et c’est tant mieux. Mais cette caractéristique explique peut-être les incompréhensions de certains joueurs amoureux de l’éternel porte-monstre-trésor simpliste. Pillars est un RPG, un vrai, dans lequel les actes du joueur ont un impact sur la structure de l’histoire rien à voir avec les ersatz de RPG de Bioware ou de Bethesda. Et puis faire de la description de l’univers et de l’écriture un mauvais point souligne surtout le fait que ce genre de jeu n’est pas fait pour vous. Et Dragon Age Origin est un piètre héritier de Baldur’s Gate avec son univers d’une pauvreté navrante, sa direction artistique insipide et son gameplay répétitif, mais quelle blague. Pillars est de loin le meilleur RPG sorti depuis Arcanum, que vous soyez tombé à côté parce qu’il est trop bavard et textuel à votre goût tant pis pour vous, mais cessez de raconter des sottises.