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Bloodborne
# Attraction lunaire

By Victor Moisan @VictorMoisan · On 17 juillet 2015


Le jeu vidéo est une drogue qui trop souvent s’enrobe dans un papier de bonbon, travestissant sa nocivité sous des apparences auspicieuses. Même le plus chronophage des MMO maquille son hameçon de leurres, même le plus diabolique des platformers flatte le chaland pour qu’il persévère, même le plus noir des survival vous alpague par la promesse d’un frisson ludique. Que l’on joue à se faire peur, à la fin notre âme sera sauve. Chez From Software, où l’on fait peu de cas du divertissement, la mort aux rats est vendue telle quelle. Vénéneux, le jeu nous gonfle de désespoir, dévore notre lucidité jusqu’à posséder nos têtes, empereur de nos pensées diurnes, tandis que chaque nuit nous partons à la recherche de la sensation originelle, cette première piqûre au souvenir incroyable et qui fait que plus rien ne sera jamais comme avant. Comme dit la chanson : « drink a little poison before you die ».

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« Bloodborne est une évolution de la formule des Souls, non pas un départ mais une variation sur le même mode, et en cela un vrai jeu d’auteur »

À bien des égards, Bloodborne est l’aboutissement de la formule Souls. Du système original, rien – si ce n’est les origines RPG – n’a été trahi : ni la raideur singulière des interactions, ni la construction d’un monde en strates d’une complexité renversante, ni l’asynchronisme éthéré d’une expérience qui aimante les uns et laisse les autres au pied du mur. Après un Dark Souls II en demi-teinte qui avait tendance à masquer l’absence de génie par une quantité de contenu, le level design est de retour au premier plan. S’il est encore permis d’hésiter pendant la première heure de jeu (est-ce trop semblable ? trop différent ?), il suffit de terrasser deux loups-garous tenaces puis de pousser la grille ouvrant le premier raccourci pour retrouver ce pincement unique, cette envie de verser des larmes de soulagement après un acquis misérable mais précieux. Dès lors, il est évident que Bloodborne sera un « Souls » majeur, au sommet de sa forme, et la succession de niveaux inouïs (de la cité verticale Old Yharnam à la forêt interdite aux créatures non identifiées) ne viendra que rarement nous contredire (les mondes cauchemar de la dernière partie paraissent assez quelconques). D’aucuns mettront cela au crédit de l’inspiration intarissable d’Hidetaka Miyazaki, de retour aux commandes, tandis que d’autres évoqueront l’apport de Sony qui a donné la possibilité à From Software de réaliser un jeu de niche à gros budget. Peu importe les raisons, Bloodborne est une évolution de la formule, non pas un départ mais une variation sur le même mode, et en cela un vrai jeu d’auteur si l’on croit l’adage qui veut qu’un auteur refait toujours la même œuvre, sans pour autant se répéter. Il faut dire qu’en dégraissant le genre de ses atours RPG, en favorisant l’attaque sur la défensive, From Software a ciselé un titre resserré, circonscrit à l’intérieur d’un territoire concentré, souvent à la limite de la saturation (visuelle, notamment), mais au bout du compte son œuvre la plus cohérente.

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« En bâtissant le monde de Bloodborne à partir d’un sous-texte clérical et d’une architecture gothique, Hidetaka Miyazaki donne une acuité mystique à l’acte contemplatif du joueur »

Chez From, le joueur est un cartographe halluciné, avançant pas à pas pour mieux mémoriser les chemins de traverse, le positionnement des ennemis, imprimer dans son sang une connaissance intime de cette grande cathédrale virtuelle qu’est le monde du jeu. Avec sa ville monstre et ses nombreuses frontières, Yharnam pousse ce credo à son paroxysme. Le plaisir est intellectualisé : c’est la joie d’observer un édifice de l’intérieur, en en distinguant toutes les corniches et toutes les moulures, puis d’assembler en pensée les morceaux épars de cet ensemble majestueux. En bâtissant le monde de Bloodborne à partir d’un sous-texte clérical et d’une architecture gothique, Miyazaki donne une acuité mystique à l’acte contemplatif du joueur, tout en ne cédant rien à son obsession pour le romantisme. Si Yharnam est splendide, nulle question pour le décor de se rendre chaleureux, incarné ou même crédible. L’immersion par l’attention, qui fait la marque des jeux From Software, est définitivement aux antipodes de celle que procurent les RPG, où des personnages, un folklore et des milliers d’indices didactiques contribuent à donner vie à un univers fictif. Il suffit d’arpenter les amusants (mais peu passionnants) donjons calices – petit retour aux sources de l’austère King’s Field sorti sur PlayStation en 1994 – pour se souvenir que le studio est avant tout un bâtisseur de niveaux. Les habitants de Yharnam, barricadés chez eux, vous le crieront bien assez fort : « Nous sommes des voix sans corps, des bribes de personnages, et vous, joueur, n’êtes pas là pour nous rencontrer, allez, avancez maintenant. » D’où le singulier plaisir de découvrir une zone hors du temps (ici réduite à une seule nuit de chasse, rêve turbulent où toutes les horreurs sont permises), d’être l’archéologue d’un territoire de jeu. Car comme les Tomb Raider de la période Core Design avec leurs maps en parcours du combattant, très peu réalistes car taillées pour la progression de notre avatar, Bloodborne parvient à créer de l’évocation à l’intérieur de purs niveaux de jeu vidéo.

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« Nul besoin de lire les Wiki, le joueur invente le sens des symptômes et des visions que lui soumet sa progression »

Point flou des Souls, la narration semble ici plus sensible, plus fluide. Elle n’est certes pas moins cryptique que dans les précédents titres du développeur, mais elle bénéficie de la relative fermeture de la progression (le début de Dark Souls présentait trois chemins possibles, ici nous n’en avons qu’un). En réduisant le nombre de personnages secondaires, d’adversaires majeurs, d’objets et d’armes, From sape sans doute la latitude du joueur, mais distille mieux les indices de sa cosmogénèse dans l’expérience. Les zones sont riches, il y a peu de déchets, et pratiquement tous les boss, sublimes de design, offrent des moments mémorables. Plus que jamais, tout est signifié par le jeu et ses créatures : le point faible de la vicaire est son bras gauche car il tient le fébrile médaillon qui lui sauve la vie, les sorcières dansent au coin du feu pour fêter la nuit de la chasse, les géants de la place de la cathédrale se prosternent pour prier la lune… Nul besoin de lire les Wiki, le joueur invente le sens des symptômes et des visions que lui soumet sa progression. De ce point de vue, la narration environnementale de Bloodborne exerce une certaine emprise littéraire, inhabituelle, sur le joueur. Hidetaka Miyazaki, qu’on vend à tort ou à raison comme un créateur lettré, n’a pas lésiné sur les références. Le romantisme anglo-saxon tient la dragée haute puisqu’on croise entre autres les corbeaux d’Edgar Allan Poe, la calèche fantôme du Dracula de Bram Stoker, et un Cthulhu qu’un levier providentiel enverra au fond du donjon. Au-delà de la littérature, c’est toute la tradition fantastique qui est convoquée pour nourrir l’imagerie profane de Bloodborne : on rencontre un pape de Francis Bacon expirant au bord d’un lac, on traverse un bois citant expressément les jeux de Shinji Mikami, on retrouve enfin le landau noir de Rosemary’s Baby (dont la célèbre réplique, « il a les yeux de son père », conviendrait bien à Bloodborne tant il est le fils des Souls et du diable). À la différence de la plupart des jeux partageant cette démarche, ici les sources ne sont pas plaquées en tant que telles (bonjour Heavy Rain), mais digérées, réappropriées, au service d’un voyage abstrait qui possède à la fois du sens et du style.

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Bloodborne est un voyage au bout de la nuit, et son parcours pratiquement dénué d’objectif formule l’une des plus belles réponses à la question « Pourquoi court-on dans les jeux vidéo ? »

Au fond, peu importent les divers courants artistiques qui irriguent ce monde. Bloodborne propose une expérience dont la force d’envoûtement n’aurait en aucun cas pu naître ailleurs que dans un jeu vidéo. La renaissance perpétuelle de notre avatar réveille en nous une ténacité à toute épreuve. Nous voulons à la fois rejeter et dompter ces limbes où, comme nous, d’autres voyageurs messagers ont l’illusion d’être les premiers venus. La récurrence du châtiment, la brutalité et le sadisme des interactions (de notre fouet qui file des courbes de sang, comme du roi maudit qui nous a trucidé de sa faux) produisent un saisissant goût de mort. L’absence de bouclier n’y change rien : si nous tuons, c’est par peur d’être tué plus que par désir de vaincre. Le grand mystère du jeu est que ce sentiment vous prend comme un poison, vous rend esclave, et que Yharnam devient finalement l’étang où l’on veut aller se noyer. Conscient que le jeu est aussi néfaste que délicieux, nous avançons résignés, hypnotisés, tel un somnambule dostoïevskien, bipolaire, lunatique, détestant et célébrant à la fois nos sentiments. Bloodborne est un voyage au bout de la nuit, et son parcours pratiquement dénué d’objectif formule l’une des plus belles réponses à la question « Pourquoi court-on dans les jeux vidéo ? » Non pas pour quelque chose, mais contre, contre la mort qui nous attend du côté des vivants. Rien de nouveau au royaume de From Software, si ce n’est que cette fois, cette attraction fascinée est symbolisée par un élément diégétique, une présence constante. Tout au long du voyage, c’est l’astre lunaire qui nous surplombe de son rayonnement toxique, tantôt rouge de sang, tantôt effacé derrière les nuages qui, comme disait le poète Basho, « de temps en temps » nous reposent « de tant regarder la lune ». De trop la regarder depuis leur lunarium, les érudits de Byrgenwerth sont devenus les ombres d’eux-mêmes, et pareil destin semble attendre le joueur. Qu’importe, l’extase est trop grande pour ne pas se laisser mourir, donnez-moi du cyanure. Lorsqu’à la fin du voyage, la lune descend et prend enfin corps, nous sommes prêts à poser notre cœur sur son visage béant, lâchant dans un dernier souffle ces vers de Baudelaire : « Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive, / Elle laisse filer une larme furtive, / Un poète pieux, ennemi du sommeil, / Dans le creux de sa main prend cette larme pâle, / Aux reflets irisés comme un fragment d’opale, / Et la met dans son cœur loin des yeux du soleil. »

//
Bloodborne
From Software / Sony Computer Entertainment Japan Studio
PlayStation 4
Japon

+ Lisez notre dossier Bloodborne dans Games#6. Numéro disponible sur notre boutique en ligne et sur smartphones et tablettes

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Victor Moisan

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1 Comment

  • Sylvain says: 17 avril 2015 at 12 h 21 min

    Merci pour cet article, juste et bien écrit !
    Fils spirituel, Bloodborne balaye pourtant des thèmes assez différents des Souls : le sang, les cauchemars (et rêves) ou encore la chasse, au sens « traque ».

    Globalement, j’ai préféré Dark Souls premier du nom cela dit, beaucoup plus surprenant dans sa construction, dans ses ennemis ou ses niveaux. Je trouve Bloodborne un peu trop « facile », aussi bien pour le joueur, qui déambule sans mal dans les différents niveaux, mais aussi de la conception et des mécanismes de jeu (magie, forge, multi, …). Les calices, soit disant la grande nouveauté, fait trop gadget. Ca sent la durée de vie artificielle à plein nez, là où Dark Souls balançait un monde immense et qui plus est cohérent.

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