En quoi consiste la conception graphique d’un personnage lorsqu’une actrice – la star canadienne Ellen Page – lui prête son visage, son corps et sa voix ? L’autodidacte Florent Auguy répond.
Version augmentée d’un article initialement publié dans Games #3 (mai-juin 2014).
GAMES _ Dans Beyond : Two Souls, le joueur suit Jodie Holmes de ses 8 ans à ses 23 ans, mais la narration n’est pas chronologique et le visage de l’héroïne change peu – sauf dans les rares scènes où elle est enfant. L’un des rôles du character design (vêtements, coiffure, équipement…) est donc d’indiquer la période de sa vie où elle se trouve.
Florent Auguy _ Oui. Nous devions constamment glisser des éléments de réponse dans le design de Jodie afin que le joueur puisse reconstituer mentalement cette histoire décousue qui est une sorte de puzzle – par exemple, elle a une cicatrice derrière la tête, mais ce n’est que plus tard que l’on apprend pourquoi. Au total, Beyond : Two Souls comprend environ 50 versions de Jodie et 300 personnages (en comptant les déclinaisons) ! Nous n’étions que trois character designers et nous ne pouvions traiter une telle somme de travail. Deux stylistes nous épaulaient donc pour les tenues des personnages secondaires, et des sous-traitants chinois ont modelé et texturé certains personnages et décors, que nos équipes 3D se chargeaient ensuite de polir.
Comment s’organisait la sous-traitance ?
On a démarré le projet avec le chapitre « Fugitive ». Celui-ci a été réalisé entièrement en interne pour définir nos exigences vis-à-vis des sous-traitants, dont on attendait qu’ils atteignent ce niveau de qualité (image 1). Le problème, c’est qu’il fallait créer des turnarounds [illustrations montrant un personnage sous toutes les coutures, ndlr] d’une précision chirurgicale, car les sous-traitants les reproduisaient à l’identique sans les interpréter – et on ne pouvait pas leur jeter la pierre ! Si, dans un moment de fatigue ou de baisse d’attention, nous dessinions un nœud de lacet légèrement trop gros, notre erreur nous revenait dans la tête quand nous recevions les modèles 3D. C’était une partie douloureuse du développement (rires). Par ailleurs, nous fournissions au sous-traitant des « packs design » très complets pour chaque scène, regroupant un maximum d’éléments descriptifs. Par exemple, des architectes [dirigés par Thierry Flamand, chef décorateur de La Belle et la Bête de Christophe Gans, ndlr] ont tracé les plans détaillés de tous les lieux d’Heavy Rain et de Beyond : Two Souls. On aurait pu décider de les faire construire ! Ils ont également amassé des photographies haute définition qui servaient de référence aux infographistes 3D en termes de lumière, de texture, d’ambiance…
Pourquoi avoir fait appel à la sous-traitance ?
Nous manquions de temps. Quand on a atteint le pic de production, nous étions environ 180 chez Quantic Dream, et 70 chez le sous-traitant. C’est une pratique qui s’est normalisée chez les gros studios, car tout le monde n’a pas la puissance de feu d’Ubisoft [qui a mobilisé dix studios internes pour Assassin’s Creed Unity, ndlr].
Le scaphandre de Jodie détonne avec le reste du jeu (image 2).
Il s’agissait d’une vraie friandise pour moi – une occasion de faire du design à proprement parler. Il ne faut pas se mentir : comme Beyond : Two Souls est un jeu contemporain et photoréaliste, fondé sur des performances d’acteurs finement restituées, nous disposions de peu de liberté en matière de character design. J’ai donc créé un scaphandre ultramoderne, tout en me documentant sur l’histoire de cette combinaison. La cohérence est importante : le design n’est pas uniquement là pour faire joli, il a une fonction. Ce qui ne m’a pas empêché de m’inspirer de Zone of the Enders. Cette influence futuriste peut surprendre, mais la base chinoise sous-marine où Jodie porte ce scaphandre est à la pointe de la technologie. En collaboration avec les set designers, mon collègue Benoit Godde et moi-même avons de surcroît fait en sorte que les codes couleur et matière du décor prolongent le look du scaphandre – nous voulions établir une logique visuelle au lieu de tapisser les murs de sinogrammes (sourire). Bien sûr, nous devions aussi réfléchir à l’animation. L’équipe de tournage a été maligne : elle a utilisé des après-skis et une minerve pour limiter légèrement les mouvements d’Ellen Page et de sa doublure. L’ennui, c’est qu’à un moment Jodie doit quitter sa combinaison très rapidement, et il fallait imaginer un mécanisme plausible. On avait pensé à un bouton rouge sur la face avant, qui déclenchait une espèce d’airbag, mais c’était cliché et si tu le pressais par accident, tu étais dans la merde (rires). Du coup, au montage, nous n’avons pas montré entièrement le passage où elle retire le scaphandre.
Comment as-tu conçu la tenue que revêt Jodie en Somalie (image 3) ?
J’ai visité un site Web qui recensait énormément d’équipements militaires portés par des soldats photographiés de face, de profil et de dos. Il nous a vraiment dépannés pour les turnarounds ! Etant un grand fan de Metal Gear Solid, la tenue de Snake dans le quatrième épisode faisait partie de mes références, mais il n’était pas question de la singer. Par exemple, si je plaçais les cartouchières en bandoulière, cela générait des problèmes d’affichage – un jeu comme Battlefield 4 peut se le permettre car l’action y est si frénétique que l’on n’y prête pas attention, mais dans Beyond : Two Souls, qui est hyperréaliste, le moindre bug de cette nature saute aux yeux.
« Beyond : Two Souls est un jeu contemporain et photoréaliste. Du coup, plus le character design est “invisible”, plus il est réussi ! »
_Florent Auguy
Je suppose qu’il fallait soigner particulièrement le dos de Jodie (image 4) ?
Oui : c’est ce que voit le joueur pendant la majorité de ce chapitre. Pour dynamiser le design, on a donc fixé à son dos une petite bouteille d’oxygène noire – que les militaires utilisent en cas de malaise ou d’attaque chimique –, ainsi que des grenades qui bougent selon les mouvements de Jodie, des sangles de ceinture et des pièces métalliques dans lesquelles la lumière se reflète… Les game designers nous ont mis en garde parce que nous avions aussi intégré des grenades fumigènes ou assourdissantes dont on ne pouvait pas se servir. Ils pensaient que cela frustrerait le joueur, mais on les a gardées car sans elles, on n’aurait pas eu grand-chose pour enrichir le design. C’est la seule fois où j’ai constaté une tension entre character design et game design durant le développement. D’ailleurs, initialement, David [Cage] ne voulait même pas que Jodie tire un seul coup de feu pendant ce chapitre. Il partait du principe qu’avec l’aide d’Aiden, le joueur n’aurait pas besoin d’armes. Finalement, le game designer l’a convaincu d’en ajouter pour augmenter la palette d’actions disponibles.
Quelles difficultés as-tu rencontrées en dessinant les personnages du mémorable chapitre « Sans-abri » ?
Au début, je n’osais pas les salir. C’était trop aseptisé : des effets de style, de mode parasitaient le design. Or, il fallait donner le sentiment que ces tenues étaient authentiques, et surtout pas « travaillées ». On a donc réuni des téraoctets de photographies de sans-abris américains pour coller à la réalité, avec un souci permanent du détail – imiter les coutures des marques de jeans, apposer des petites taches de peinture sur un blouson en cuir… Les turnarounds ont nécessité une grande concentration, au point que je demandais parfois aux autres character designers de poser avec plusieurs épaisseurs de sweats à capuche pour les représenter correctement. Tuesday, notamment (image 5), ne devait pas ressembler à un sumo malgré ses quatre ou cinq couches de vêtements : elle n’est pas obèse, elle est en fin de grossesse, et j’ai regardé des photos de femmes enceintes pour lui conférer une silhouette crédible, que les infographistes 3D ont ensuite modelée de manière très convaincante.
A l’instar de beaucoup de métiers, celui de character designer est ingrat : c’est quand il est bien fait qu’on ne le remarque pas…
Absolument. Comme Beyond : Two Souls s’ancre dans la réalité, plus le character design est « invisible », plus il est réussi.
Quand tu as fini la préproduction, en quoi ton rôle a-t-il consisté ?
Le développement de Beyond a duré trois ans, dont un an de design. L’équipe de character design a ensuite basculé sur un autre projet – c’est la première fois que Quantic Dream anticipe ainsi. Les modeleurs ont eu besoin de quelques turnarounds supplémentaires qui facilitaient leur travail, mais la chaîne de production ne permettait pas d’instaurer un échange entre les artistes 2D et 3D. Celle-ci devrait gagner en efficacité sur notre projet PlayStation 4. Concernant la sous-traitance, nous avons abandonné les turnarounds, qui n’étaient plus suffisamment précis – sur PlayStation 4, même les personnages apparaissant trois ou quatre secondes devront être bien plus détaillés.
« La cohérence est importante : le design n’est pas uniquement là pour faire joli, il a une fonction »
_Florent Auguy
Quelles leçons le studio a-t-il tiré de Beyond : Two Souls ?
Premièrement : des acteurs connus ne font pas forcément vendre des palettes de jeux – même si nous avons tout de même approché le million et demi d’exemplaires écoulés. Deuxièmement : des joueurs se sont sentis frustrés parce qu’ils avaient le sentiment de ne pas avoir de contrôle sur l’histoire. Pourtant, les choix étaient là – simplement, ils étaient presque trop bien intégrés, car invisibles. Certaines personnes n’ont jamais vu la scène du bar par exemple, parce qu’en essayant de s’évader, elles ont été repérées. Mais elles n’ont pas toujours eu conscience d’avoir manqué une scène, alors que dans Heavy Rain, c’était plus flagrant. Nous allons prendre en considération ces réactions.
Quand as-tu commencé à dessiner ?
Tout petit. J’ai toujours eu l’intime conviction que j’étais fait pour cela, et je n’avais qu’une obsession : progresser. Ma mère m’a encouragé dans cette voie – elle est très sensible à l’art et dessinait de manière récréative quand elle était jeune, alors que mon père est plus terre-à-terre –, mais j’ai eu un parcours scolaire chaotique. Je suis autodidacte, et je le revendique – pour moi, on peut réussir sans diplôme, et tout est question de volonté et de détermination. Quand j’ai quitté l’école, j’ai d’abord fait de l’intérim. Ma mère souhaitait que je ne reste pas les mains dans les poches et que je descende de mon petit nuage. Et je suis tombé de très haut ! J’ai mis des quenelles dans des boîtes de conserve, j’ai été magasinier… Mais cela m’a conforté dans l’idée que j’étais fait pour le dessin, et j’ai gagné en maturité.
Comment t’es-tu formé ?
J’ai surtout participé à des concours d’aquarelles. Plus tard, j’ai reproduit beaucoup de photos de magazines (l’affiche du premier RoboCop par exemple), car j’avais besoin de me perfectionner techniquement avant de prendre la liberté de coucher sur papier des univers personnels. J’ai ensuite commencé l’infographie avec Painter et une tablette graphique.
Regrettes-tu le dessin traditionnel ?
Le contact avec un crayon et une feuille me manque parfois, mais j’aurais du mal à y revenir pour une simple raison : on ne peut pas faire Ctrl+Z.
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